Éthique

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pions multicolores représentant le leadership

Comment une organisation peut-elle non seulement se protéger de l’incertitude, mais surtout en tirer parti ? La question est d’une actualité brûlante de nos jours. Elle préoccupe nombre de managers, sautant d’une crise à l’autre dans un monde devenu très instable et riche en surprises. Une source d’inspiration, peut-être inattendue, est l’armée allemande qui a construit, à partir de la fin du XIXe siècle, un modèle très puissant pour former ses soldats à faire face à l’inattendu.

Pourquoi la France a-t-elle été défaite en 1940? Le sujet n’a pas fini d’alimenter les réflexions, mais dans son ouvrage L’étrange défaite, écrit dans les semaines qui ont suivi la débâcle mais publié après la guerre, l’historien Marc Bloch estime que la victoire allemande a avant tout été intellectuelle. Contrairement à une idée très ancrée, elle n’est en effet pas due à la supériorité technologique. L’image d’une armée allemande ultra moderne et motorisée est surtout le produit de la propagande par des images bien choisies; la réalité est qu’elle utilisait encore largement les chevaux: plus de deux millions durant le conflit. Les armées alliées, françaises et anglaises notamment, n’étaient pas du tout inférieures sur le plan technologique. Le succès de 1940 est en fait largement dû à une stratégie audacieuse et au modèle de leadership de la Wehrmacht. En substance, et comme le remarque Ernest May dans son ouvrage Strange victory sur la conquête de la France par Hitler, le processus de jugement par l’exécutif allemand – la façon dont il prenait ses décisions – a fonctionné de bien meilleure manière que celui des alliés. Un processus que Bloch qualifie de méthodique opportunisme. « Les Allemands, écrit-il, croyaient à l’action et à l’imprévu. » Ils pensaient en effet que la clé pour gagner était d’agir mentalement plus rapidement que leurs ennemis. Par « plus rapidement », ils entendaient non seulement la vitesse physique brute, mais aussi le fait de prendre de meilleures décisions. Les deux sont liés: de meilleures décisions prises en temps opportun se traduisent par une meilleure vitesse physique par rapport à l’ennemi. En substance, ils ont développé un modèle liant l’apprentissage et l’action basé sur une boucle répétée.

En quoi consiste ce méthodique opportunisme? May explique que la décision en incertitude consiste à se poser trois questions: que se passe-t-il? Qu’est-ce que ça implique? Que pouvons-nous faire? Il s’agit d’un jugement plus que d’un calcul, car en incertitude – le brouillard de la guerre – l’information est très limitée et ambigüe, voire fausse. Ces trois questions doivent être posées en boucle, encore et encore, jusqu’à ce qu’émerge une solution originale et réalisable.

Face à l’incertitude, et à la rapidité du développement des situations, le décideur a deux enjeux: garder une certaine maîtrise de l’action et ne pas se laisser dépasser (c’est la partie défensive), mais surtout autant que possible tirer parti des opportunités qui se présentent dans le tourbillon de ces événements. C’est en cela que le méthodique opportunisme est utile. Il est construit sur des principes forts, mais laisse une large place à l’autonomie: il est opportuniste, mais repose sur une méthode. Ce modèle n’est pas une série d’outils, de cases à remplir ni de diagramme ou de bureaucratie à suivre, mais une véritable culture. La Wehrmacht (l’armée allemande) y est parvenue grâce à une approche progressive et innovante du développement de ses leaders.

Comment ce méthodique opportunisme a-t-il été possible? Par le développement d’un modèle de leadership. Celui-ci porte le doux nom de Auftragstaktik, ou tactique (Taktik) de la mission (Auftrag). Le modèle de l’Auftragstaktik (je vais l’écrire plusieurs fois dans le texte, vous finirez bien par réussir à le prononcer) repose sur trois principes qui doit raisonner encore pour les managersd’aujourd’hui :

La connaissance: on attend des soldats une maîtrise de la base du métier, que ce soit la manœuvre, le maniement des armes ou les spécificités de leur corps. Elle constitue le socle de l’action, pour savoir quoi faire dans les situations connues. Cette maîtrise « technique » renforce la légitimité et la confiance entre chefs et subordonnés. Elle construit l’équipe.

L’indépendance: (qu’on pourrait traduire par autonomie): l’indépendance est la capacité à décider soi-même en fonction des circonstances. Elle est importante, car un agent peut être le seul présent à avoir le pouvoir de prendre une décision à un moment donné. On ne peut pas toujours attendre que les chefs nous disent quoi faire et quand le faire.

La joie de prendre des responsabilités: c’est la volonté de continuer à agir, et à décider, même dans les circonstances les plus difficiles. C’est ce qui empêche d’abandonner.

Ce modèle de leadership exige une maîtrise du connu, par l’expertise, et définit une posture pour réagir face à l’inconnu, avec l’indépendance et la prise de responsabilités. En bref, on apprenait aux officiers comment penser, et non ce qu’il fallait penser, en particulier face à l’incertitude. Dans ce modèle, ce qui est impardonnable, c’est l’absence d’initiative face à une situation qui se développe. Attendre une information parfaite avant de prendre une quelconque décision n’était pas toléré. Cette attitude s’étendait à tous les échelons, jusqu’au soldat individuel.

Ainsi, ce n’est pas Hitler qui a construit l’armée allemande qui gagne en 1940. Celle-ci est le produit d’un long travail qui a commencé dès la fin du XIXe siècle. A son arrivée au pouvoir, il trouve une armée allemande certes affaiblie par sa défaite de 1918, mais disposant d’un remarquable modèle de leadership. Il en fera l’usage que l’on connaît, mais surtout, il le détruira progressivement. Comme le remarquait le général français Yakovleff à propos de l’armée russe en Ukraine, un modèle basé sur l’apprentissage et l’amélioration de performance suppose une culture de la vérité, ce qui n’est pas possible dans un régime totalitaire.

Mais il y a une autre leçon que l’on peut tirer, celle-ci en creux, qui est qu’il manquait une composante essentielle au modèle de la Wehrmacht, celle de l’éthique, c’est-à-dire des principes du bien agir. Une chose est de maîtriser une expertise, d’être indépendant et de joyeusement prendre des responsabilités, encore faut-il déterminer pour quoi on le fait, et surtout ce que l’on se refuse à faire en d’autres termes plus contemporains par quel sens, quelle vision, quelle mission mon action est-elle portée ?. Les crimes qu’a commis la Wehrmacht durant la guerre ne sont en effet pas tant le résultat du détournement d’une armée honorable par un dictateur que la conséquence inévitable de son modèle de leadership conçu comme purement fonctionnel, d’où l’éthique est totalement absente. On touche là encore aux contradictions d’un modèle mettant en avant l’indépendance et la responsabilité dans un système totalitaire qui nie l’aspect moral de ces deux dimensions. En substance, le système souffre d’une contradiction interne. L’éthique, lorsqu’elle est une composante d’un modèle de leadership, contraint sans doute l’action à court terme, mais elle est un facteur de supériorité sur le long terme, parce qu’elle confère un avantage moral. C’est cet avantage qui fait la force des armées de citoyens libres.

Même si évidemment beaucoup d’éléments de ce modèle de leadership et de l’Auftragstaktik sont spécifiques au contexte militaire, et qu’il faut appliquer avec prudence un modèle conçu pour un contexte dans un autre contexte, on peut néanmoins en tirer des leçons utiles pour les organisations non militaires: d’abord l’importance de développer une culture de vérité; ensuite une compréhension que les connaissances techniques, et notamment des outils et méthodes, s’appliquent au monde connu mais sont limitées au-delà; et enfin une confiance en l’autonomie et l’initiative du terrain pour ce qui relève de l’inconnu. Ce modèle n’est possible que par un investissement de très longue haleine pour développer cette culture au sein de l’organisation. En faisant de chaque individu un leader à son niveau, il va à rebours de la pensée dominante actuelle qui réserve les qualités de leadership aux seuls dirigeants de l’organisation et qui, de ce fait, reste ancrée dans une opposition décideur/exécutant qui rend l’organisation fragile face à l’incertitude.

Source pour cet article: How the Germans Defined Auftragstaktik: What Mission Command is – AND – is Not par Donald E. Vandergriff